0011002/09/1899POITIERS
A la salle de Orphéons
Comme nous l’avions fait prévoir, les maçons et tailleurs de pierre se sont réunis hier soir à l’Hôtel de ville ; après s’être massés sur la place d’Armes, les grévistes gagnaient vers 9 heures la salle des Orphéons qui est le lieu habituel de leurs réunions générales. En attendant que les citoyens Berthès et Dardant prennent place au bureau, les ouvriers fument beaucoup mais discutent peu. En somme ces gens sont très calmes, il clament à tout venant : nous travaillerons demain, nous ne demandons que cela mais il faut que les patrons acceptent nos revendications.
Malheureusement, on va le voir, les choses n’iront pas comme « sur des roulettes » ; bien au contraire le même entêtement subsiste des deux côtés. Reste à savoir qui l’emportera.
A 9 heures, les citoyens Berthès et Dardant ouvrent la réunion, celui-ci prend aussitôt la parole. Camarades, dit-il, vous allez entendre des choses très intéressantes, soyez calmes – personne ne bougeait – et pour ne pas prolonger votre attente je laisse de côté les bagatelles et je cède la parole au citoyen Berthès. Encore une fois du calme et du silence.
Un arbitrage
Le camarade Berthès donne lecture de la lettre que voici qui lui a été adressée par M. le préfet.
« Monsieur le délégué,
« Ayant à vous faire une communication importante, je vous prie de vous trouver à mon cabinet, demain soir jeudi à 5 heures.
« Agréer, etc.
Le préfet de la Vienne, signé Gaston Joliet
Ce soir, continue t-il, les patrons se sont réunis et après s’être concertés ils se sont rendus à la préfecture où il ont fait connaître les termes des décisions qu’ils avaient prises. Des pourparlers auxquels assistaient le préfet et le maire ont été engagés entre les entrepreneurs et vos délégués.
Ces tentatives de conciliation ont échoué.
Voici les offres qui nous ont été faites :
Un tailleur de pierre qui gagne actuellement 0,35 gagnerait 0,40 ; 0,42 celui de 0,38 ; 0,45 celui de 0,40.
De nombreux cris de non, non, n’en faut pas s’élèvent.
Le citoyen Berthès continue ainsi :
Les forts manœuvres seraient tarifés comme suit, 0,21 celui de 0,17 ; 0,23 celui de 0,20 ; 0,28 celui de 0,25 et 0,30 recevrait une augmentation par heure de 0,03 centimes.
Si vous acceptez ces tarifs vous n’aurez même pas de quoi boire de la petite bière et du mauvais vin.
Nombreux cris de non, non.
L’année prochaine, reprend M. Berthès, les maçons et les tailleurs de pierre percevront un supplément de 0,05 centimes sur les prix alors en cours. Les plus forts des manœuvres ou terrassiers obtiendront à la même date 0,03 centimes et les plus faibles de même catégorie 0,02 centimes. Enfin à partir du premier janvier, journée de 10 heures.Telles sont les offres qui nous ont été faites. Et encore je ne suis pas bien certain que demain ce qui était blanc reste blanc car, vous le savez, chaque fois que nous avons une entrevue avec les patrons il y a des confusions et à les en croire, c’est toujours nous qui ne comprenons pas.
Je crois plutôt que c’est eux qui ne veulent pas comprendre ; avec toutes leurs restrictions, leurs voltefaces, je ne sais pas où nous allons. Mais il est bien inadmissible que ce soit toujours nous qui nous trompions.
Et comment l’aurions-nous fait, nous ne leur avons offert qu’une concession de 5 centimes sur les tarifs déposés chez eux au mois de mars mais qui devaient être applicables au mois de janvier.
Nos conditions, camarades, nous les soutiendrons jusqu’à la gauche, elles ont été discutées en assemblée générale, ni Pierre, ni Paul n’ont le droit de dire qu’ils ne les ont pas comprises.
Vous êtes-vous bien forgés dans la tête les propositions des patrons.
M. Dardant – Qu’est-ce qui n'a pas compris.
Une voix – Allez donc, Jésus. (rires)
M. Dardant - Ce n’est pas en nous chamaillant que nous ferons de la besogne.
Un léger remous se produit.
M. Dardant – Silence, voyons, on s’égosille inutilement.
M. Dardant reprenant le fil de son commentaire, explique à son auditoire que d’après les combinaisons des patrons, l’ouvrier qui doit être payé 4,50 ne toucherait que 3,80. Nous aurions donc perdu notre temps et notre argent en faisant la grève, c’est du moins mon avis. J’ai fini et si quelqu’un n’a pas compris je suis prêt à le renseigner de nouveau.
M. Dardant – Vous avez entendu les explications du camarade, devons-nous voter de suite : (cris de oui, oui, non, non).
Devons-nous accepter les tarifs (cris non, non).
La proposition mise aux voix est rejetée à l’unanimité.
A l’avis contraire personne ne bouge.
C’est donc la continuation de la grève qui est votée à l’unanimité et avec enthousiasme.
M. Dardant – Nous allons passer à un autre ordre d’idée mais silence au public qui n’est pas de la corporation.
Une première victoire.
M. Berthès donne le texte de la lettre adressée par le comité de la grève au Conseil général et que nous avons publié hier. IL fait connaître à ses amis la décision prise par les membres de l’assemblée départementale et sur laquelle nous ne reviendrons pas. Rappelons toutefois que les entrepreneurs seront mis en demeure de payer le salaire réclamé par les ouvriers quand il s’agira d’effectuer des travaux départementaux.
Vous voyez donc, s’écrie l’orateur, que nous n’avons pas mal travaillé puisque nous avons suscité un casse-cou aux patrons et que nous venons de remporter une première victoire (bravo, bravo).
Je me m’arrêterai pas là, en ma qualité de conseiller municipal, j’aurai une entrevue avec le maire de Poitiers, et je le prierai de faire, pour les adjudications de la commune ce que le préfet fera désormais pour celles du département (bravo, bravo).
Un croquant ?
Maintenant camarades, s’il n’est pas de jour que des blasphèmes, qui se cachent derrière un anonymat prudent, ne nous soient lancés. Je vais vous donner connaissance de ces injures qui nous élèvent au lieu de nous abaisser. Ecoutez bien la lettre qui a été adressée à Paul Moreau, manœuvre en grève, 17, rue des Herbeaux.
M. Berthès donne lecture de la lettre que voici :
14 août 1899 – Quand tu travailles, tu gagnes 3 fr. 60 par jour, 21 fr. 60 par semaine. J’avoue que c’est peu et que cela vaudrait plus. Mais enfin, avec 21 ou 22 fr. par semaine çà fait bouillir le pot surtout quand on a pas d’enfant et qu’on a une femme aussi travailleuse que la tienne.
Si donc tu voulais une augmentation, tu pouvais la demander à tes entrepreneurs et l’obtenir seul.
Il n’y avait pas besoin pour cela de se mettre en grève générale. - A moins que vous ne vous soyez mis tous pour fainéanter et aller à la pêche.
J’aurais compris la grève il y a un mois quant on manquait de bras à la campagne. Je connais des gens moins vigoureux que toi qui ont gagné 6 fr. par jour et nourris à moissonner, serrer les récoltes, etc., etc.
Si tu avais fait comme eux, tu aurais turbiné c’est vrai, mais tu n’aurais pas avalé tant de poussière que chez Vannier, ou à Castille, mais tu aurais gagné plus et tu aurais pu faire tirer la langue à Guinet et Poissonneau.
Mais non, toi et tes camarades, vous avez préféré suivre les Berthès, les Dardant, les Guillon qui touchent chacun 50 fr. de la « Bourse du Travail » et qui jouent au personnage.
En attendant, voilà 7 jours de grève et 25 fr. 20 qui ne sont pas entrés dans le ménage qui pourtant a dû manger, c’est-à-dire manger le vieux gagné s’il y en a, ou faire des dettes. Dans 8 jours ce sera 50 fr. non rentrés et 50 fr. partis il n’y a pas de raison pour que cela finisse.
Puisque vous aviez fait la boulette de si mal choisir votre moment, pourquoi n’avoir pas accepté jeudi dernier, accepté le 5 centimes offerts par les entrepreneurs ? - Parce que cela aurait déplu au meneurs. - On n’est pas plus bête, en vérité. Fais donc tes affaires toi même et n’écoute pas une autre fois les meneurs. Vous vous en trouverez mieux, vos femmes et vos enfants aussi.
Je ne connais pas le croquant, ajoute M. Berth ès, qui a expédié ce factum mais je voudrais bien le connaître (nombreux cris de salaud).
Anne, ma sœur Anne
Le citoyen Berthès donne ensuite communication d’un pli reçu par le conseil de la grève et émanant de la fédération nationale des ouvriers du bâtiment. Ceux-ci disent en substance dans cette épitre :
Vous vous êtes mis en grève, c’est très bien, mais le moment qui n’est pas encore venu pour nous, ne saurait se faire attendre. Nous comptons qu’alors vous vous solidariserez avec nous.
La réponse de M. Berthès est pleine de bon sens. Ma réponse sera facile, dit-il, nous n’avons pas à attendre l’avis de ces messieurs de la fédération pour nous mettre en grève. Il y a trois semaines nous avons daigné les mettre au courant de notre situation ; depuis nous faisions tous les jours « Anne ma sœur Anne » , mais ne voyions rien venir. Aujourd’hui, ils nous font savoir qu’ils comptent que nous suivrons le mouvement, camarades, nous souffrons depuis plus d’un mois, si au moment où éclatera la grève générale nous avons fait triompher nos revendications, nous ne replongerons pas dans la misère.
Tandis que M. Berthès s’efface de la tribune où il est remplacé par le camarade Dardant des bravos frénétique soulignent ces paroles. Mais les applaudissements ne nourrissent guère…
Roulez carrosse
M. Dardant – Je ne reviendrais pas sur les prix dérisoires que nous offrent les patrons et qui ne seraient accordés que momentanément sans doute. Je me demande si les entrepreneurs agissent par malice ou par canaillerie.
Voici encore une autre malice dont il faut leur attribuer la paternité. Ils disent : si la grève n’est pas terminée dans trois semaines le personnel sera renouvelé et les ouvriers seront évincés.
Voilà une nouvelle canaillerie. Canaillerie d’autant plus odieuse que MM. Les patrons savent que nous revendications sont justes. Mais il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.
Et voulez-vous un autre exemple de cette canaillerie dont nous sommes les victime. Un patron de Poitiers avait fait travailler chez un propriétaire un maçon et un manœuvre durant un jour, ceux-ci furent payés à raison de 4 et 3 francs. Savez-vous à combien s’élevait la note du patron : à 22 francs. Ils disent qu’ils ne gagnent pas assez, jugez et comparez. Je tenais à faire cette comparaison pour édifier les incrédules.
Vous voyez la conscience ou plutôt les consciences de ces gens là, car ils en ont deux : une neuve et l’autre qui n’a jamais servi.
A l’appui de ses dires, M. Dardant montre la facture et le propriétaire qui a payé cette somme. Pour ne pas nous déporter de la ligne impartiale que nous sous sommes tracé, nous ne nommerons ni l’un ni l’autre.
Enfin l’hilarité de la salle est portée à son comble lorsque M. Dardant ajoute qu’il s’agissait de réparer une fosse d’aisances, que cent kilos de ciment ont été compté par ce même patron 9 francs et quatre sacs de sable fin 2 francs.
L’orateur conclut en disant qu’il ne s’étonne plus si ces Messieurs roulent en carrosse.
Sus aux mouchards
Pauvres mouchards. On n’avait pas encore parlé d’eux, M. Dardant, qui le sa sur le cœur, les remet sur la sellette pour leur tires les oreilles.
S’il y a des mouchards, continue t-il, ils pourront aller répéter ce qu’ils ont vu et entendu. Mais qu’ils n’aillent pas travestir la vérité. A la préfecture on nous accuse d’avoir travesti la vérité, d’avoir fait voter la grève par 330 oui, alors qua nous n’étions que 211 ou 230, car les deux mouchards n’ont pas su s’entendre. On voulait nous dire par là que nous avions faussé le scrutin.
C’est une nouvelle manœuvre, aucun ne nous mordra à l’hameçon. Vous savez ce qu’on fait, camarades quand on a des ordures chez soi, on les porte aux cabinets. Nous en ferons autant.
Après que l’orateur a eu fait observer qu’un propriétaire lui avait tenu le propos suivant : si demain les ouvriers ne sont pas sur mon chantier, la continuation de la grève est mise aux voix et votée avec enthousiasme.
L’ordre du jour est épuisé, un ouvrier entre en scène, présente quelques observations ; la réunion prend fin à 10 heures et la sortie s’effectue sans incident.
le 03/02/2020 à 18:15
Source : L'Avenir de la Vienne
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