0001309/07/1896CHATELLERAULT
L’Éclaireur de la semaine dernière trouve qu’un ordre social qui permet de jeter, du jour au lendemain, des milliers d’ouvriers sur le pavé, sans se préoccuper de savoir ce qu’ils deviendront est une ordre social défectueux. L’Éclaireur a absolument raison ; il y a là un vice d’organisation, et tout le premier j’ai protesté contre un état de chose à tous points de vue déplorable, lorsque j’ai réclamé, dans ma conférence faire à Clairvaux, le droit au travail pour l’ouvrier laborieux. En l’espèce actuelle, c’est-à-dire en ce qui concerne l’exploitation de la Manufacture de Châtellerault, le Conseil municipal, après la démarche infructueuse faite sous ses auspices au ministre de la guerre, a renouvelé le vœu tendant à donner à l’entreprise notre grand usine nationale. Il y a péril en la demeure en ce sens que les ouvriers congédiés n’ont pas le temps d’attendre que les économistes de tous les partis aient résolu ou cherché à résoudre d’abord la grave question du capital avec le travail. Le conseil municipal le comprenait et adoptait le seul moyen qui fût en son pouvoir de hâter la décision du ministère, c’est-à-dire de provoquer le retour au régime de l’entreprise, c’est-à-dire de donner du travail et du pain à l’armée des laborieux qui se croisent les bras et qui ont faim. L’Entreprise, c’est du travail pour demain, c’est non seulement le pain assuré, mais la modeste aisance pour l’ouvrier économe, c’est dans tous les cas, la solution actuelle de la crise que traverse le population ouvrière de la cité manufacturière. Une seule voix dissidente s’est élevée au sein du Conseil municipal pour demander le maintien du statu quo, c’est-à-dire de la misère noire pour l’ouvrier congédié, pour sa famille et pour les petits qui pleurent de faim ! Cette voix unique, faut-il le dire, était celle d’un conseiller socialiste. Depuis 1895 la question de la régie et de l’entreprise est pendante et, ces messieurs ne sont point encore renseignés ; ils demandent le temps d’étudier et d’approfondir… Or l’étude pratique est toute faite : avec l’entreprise on a du travail ; avec la régie on n’en a pas. Avec l’entreprise un fusil coûte 50 fr. ; avec la régie il en coûte 75. Donc...
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Quel que soit le système d’exploitation adopté, entreprise ou régie, il y aura d’autant plus de facilité à procurer du travail à l’établissement que cet établissement sera en mesure d’accepter un plus grand nombre de variétés de travail. Je sais qu’actuellement on essaie de fabriquer quelques sabres que j’ai entendu cavalièrement qualifiés de quincaillerie. Or, autrefois, Châtellerault jouissait d’une réputation européenne pour la fabrication de ses armes blanches. Lorsque, vers 1820, notre manufacture d’armes fut fondée, Kligenthal était la seule usine fournissant à la France des sabres de cavalerie. Toute une vieille colonie d’alsaciens, maîtres ouvriers, forgeurs, trempeurs, émigrèrent alors en masse vers Châtellerault, apportant avec eux des secrets de fabrication qui déroutaient parfois la science officielle des ingénieurs, mais qui donnaient des résultats merveilleux. On forgeait à la main des lames de Damas et d’acier dont la trempe avait une renommée bien plus grande que celle des lames de Tolède très inférieures du reste à leur réputation. La souplesse, l’élasticité de ces lames étaient telles qu’après avoir réuni la pointe à la garde, la lame ne conservait aucune ondulation. La forge se faisait à la main, l’aiguisage sur des meules, et le trempe en chauffant au charbon de bois et non au coke, et en utilisant l’excellente eau de la Vienne. Aujourd’hui, c’est Solingen qui fabrique, et fort bien ma foi, les sabres qui sont commandés par les particuliers et les gouvernements. La fabrication est telle que les prix de revient défient toute concurrence. La décoration des armes s’y pratique d’une façon très artistique, tandis que Châtellerault s’adresse à Paris pour ce genre de travail. En un mot Châtellerault a absolument perdu la réputation quasi universelle qu’il s’était conquise pour la fabrication des armes blanches et les commandes, en même temps que l’aisance et le succès, sont retournés à Kligenthal et Solingen. Puisque notre ville occupe le premier rang pour la confection des armes à feu, ne serait-il pas possible de faire sortir celle de l’arme blanche du marasme dans lequel elle se traîne depuis de trop longues années. Evidemment poser la question n’est pas la résoudre. Il faudrait pour obtenir un résultat, engager des ouvriers spéciaux, faire étudier à Solingen par exemple les procédés de fabrication, encourager les chercheurs dans le genre des Blische et compagnie qui avaient jadis fait la réputation de l’arme blanche de Châtellerault. De plus compétents que moi diront ce qu’il y a de pratique et de réalisable, sous le régime de l’entreprise, dans l’idée que j’émets. En tout cas, en l’état actuel des choses, le ministère de la guerre s’obstinant à conserver la régie, il serait au moins prudent de sa part de songer que, si du jour au lendemain, il avait besoin de cinquante mille sabres de cavalerie légère, Châtellerault qui licencie ses ouvriers, serait incapable de les lui fournir. Jules Texier (rédacteur en chef de l’Avenir de la Vienne).
le 27/01/2020 à 17:31
Source : L'Avenir de la Vienne
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