1402006/07/1989POITIERS
A coups de bombes lacrymogènes, le procès de deux ouvriers de chez Aubin poursuivis pour séquestration de cadres, a rapidement dégénéré aux marches du palais de Poitiers.
Les riverains en état de choc. Depuis les événements de mai 68, on n’avait pas vu la police balancer à tir tendu des grenades lacrymogènes sur des manifestants. Mais dès la semaine dernière, à l'ouverture du procès, il était prévisible que l’affaire ferait grand bruit. Et hier, dans un désordre indescriptible, la salle d’audience du TGI a été transformée en véritable champ de bataille.
Le fil des événements, dans une confusion totale, à certains moments :
- 8 h 30, les militants de la CGT boivent le jus ou campent place du Palais. Ceux de Poitiers ont reçu le renfort non négligeable des copains de la FILPAC (travailleurs du livre et du papier). Des musclés venus de Paris, Rouen, Bordeaux, Angoulême, Limoges et Toulouse. Pour eux l’enjeu est d’importance. Si Patrick Chatet et Gilbert Lacourcelle, les deux employés de l’imprimerie Aubin, accusés d’avoir, le 21 octobre dernier, séquestré deux cadres, sont condamnés. L’avenir des luttes syndicales risque d’être compromis, et toute action transformée en délit. D’entrée de jeu, à la première audience, le jeudi 29 juin, l’avocat parisien, Me Boyer avait frappé sec, accusant le président Gacougnolle de déformer les propos des prévenus. A la suite d’un chahut, l’avocat quittait l’audience en grand fracas avec les militants cégétistes locaux.
Le président décidait alors de renvoyer l’affaire « en continuation » au mercredi 5 juillet.
- 9 h 25 : l’audience est reprise. Pas de militants dans la salle. L’avocat s’étonne. La police laisse alors entrer une vingtaine de militants. Me Boyer, qui a déposé une requête en suspicion légitime devant la cour de Cassation, réclame le renvoi de l’affaire en attendant la décision de la cour de Cassation.
Le président rejette la demande de renvoi et décide que les débats doivent être repris. L’avocat parisien indique alors qu’il ne peut plus assurer la défense de Chatet et Lacourcelle.
L’audience est suspendue.
- 10 h 15 - 10 h 30 : la tension est à son plus haut point. Des militants restés dans la salle d'audience ouvrent les fenêtres et font entrer les durs de la FILPAC. Dehors, d’autres militants défoncent la porte de côté de l’entrée du palais, avec des madriers.
La police entre en action après qu’un agent ait reçu un jet de liquide neutralisant en pleine figure par un manifestant. Tout de suite, c’est l’affrontement violent. En un temps record, avec deux bombes lacrymogènes lancées par les policiers, la salle d’audience est nettoyée. Les manifestants regroupés à l’extérieur, crient leur indignation. Ils sont violemment repoussés jusqu’à l’autre bout de la place. La police leur envoie des bombes lacrymogènes qui atterrissent jusque chez les particuliers, passant par-dessus les toits. Bilan, deux policiers blessés, trois manifestants atteints.
- 11 heures : dans une salle annexe du palais, le procès continue. Gilbert Lacourcelle est seul à la barre. Patrick Chatet est resté dans la rue et son copain n’a même plus de défenseur : Lacourcelle est très ému. Il est dépassé par les évènements.
Après la plaidoirie de la partie civile (Me Leloup), le réquisitoire du substitut du procureur, M Phélippeau, le président annonce que le jugement sera rendu vers 20 heures, après l’audience correctionnelle de l’après-midi.
12 h 30 : la place du palais est déserte. La CGT est allée manifester à la préfecture et à la mairie. Les militants sont dans les cafés et la FILPAC déjà sur la route du retour.
Prison avec sursis et peines d’amende
Pendant que le greffe toussait éternuait, que la salle d'audience était envahie par une épaisse fumée opaque, l’affaire a pu suivre son cours vers 11 h dans une salle de la cour d’appel épargnée par les jets de bombe lacrymogène. Seul prévenu à la barre, Gilbert Lacourcelle, le second, Patrick Chatet, étant resté dans la rue. Sollicité pour prendre sa défense (Me Boyer étant parti), Me Gilbert a préféré donner son refus, ne connaissant rien au dossier. Gilbert Lacourcelle, assez troublé par des événements dont il n’aurait jamais soupçonné l’ampleur, a dit qu’il ne demandait pas d’avocat d’office. Le président a eu la franchise de lui dire : « Nous pensons que vous êtes le lampiste de l’histoire.
Le cadre qui s’estimait séquestré, M. Collavizza, a témoigné : il a été physiquement empêché de sortir par Lacourcelle de la salle où se passaient les négociations salariales entre la direction et les employés. Il estime également que Patrick Chatet a été à l’origine de l'intrusion du personnel dans la salle, donc de la séquestration.Gilbert Lacourcelle a indiqué ensuite qu’il n’avait jamais eu l’intention de séquestrer les deux cadres, qu’il était là comme les autres, pour négocier.
Vu les proportions que cela prenait, j’ai regretté l’incident dès le lendemain.
Me Leloup, partie civile, a regretté le tour dramatique que prenaient les évènements. Elle a aussi déploré de ne pas avoir en face
Elle a aussi déploré de ne pas avoir en face d’elle le contradicteur (Me Boyer), qui « a fait défaut de sa propre initiative ». L’avocate a admis qu’il y avait séquestration, dès l’instant que deux personnes avaient été empêchées d’aller là où elles souhaitaient. En l’espèce, le délit est bien constitué. Les deux cadres ont essayé de sortir, ils en ont été empêchés par Lacourcelle et Chatet. Pour Me Leloup, Chatet était le chef, celui qui dirigeait, qui contrôlait.
Le substitut a lui aussi admis qu’il y avait eu séquestration des cadres par entrave à leurs allées et venues. Si l’un ou l’autre a pu à un moment quitter la salle, cela s’est fait sous la haute surveillance d’un salarié. Le substitut a demandé au président de sanctionner par un avertissement l’acte de séquestration. Il a demandé un mois avec sursis et 2.000 F d’amende.
Il était un peu plus de 12 h quand le président a indiqué que le jugement serait rendu vers 20 h.
A 20 h 35, hier, le tribunal a rendu son jugement : Gilbert Lacourcelle est condamné a 1.000 F d’amende, Patrick Chatet à trois mois d'emprisonnement avec sursis et 5.000 F d'amende. Tous deux devront verser le franc symbolique aux parties civiles.
Ils devront en outre payer 5.000 F à chaque partie civile.
Ils n’étaient plus là pour entendre le verdict et dehors la place du Palais avait retrouvé son calme.
« On va tout casser »
Ça fait maintenant près d’une heure que les manifestants sont groupés à l’entrée du Palais. Plutôt calmes. Juste quelques quolibets à l’égard des policiers qui en gardent solidement l’entrée. Le mot d’ordre a dû se répandre discrètement, comme une traînée de poudre, car soudain, à 9 h 55, les manifestants se mettent à scander, dents serrées : « On va tout casser, on va tout casser ! ».
C’est le signal de départ pour un groupe qui s’attaque manu-militari à la porte de droite, tandis que d’autres dont le forcing à la porte principale. D’autres encore font la courte échelle pour entrer dans la salle d’audience par la fenêtre ouverte par ceux qui étaient l’intérieur. Dans la bagarre, un policier perdra sa casquette, toujours portée disparue, même après le retour au calme… Emportée comme souvenir, par un militant fétichiste ?
Deux grenades dans la vitrine du joaillier de la rue Hulin
Dominique Bellicault est joaillier, 4, rue Gaston-Hulin depuis 16 ans. Il est indigné, après avoir reçu deux grenades lacrymogènes dans sa vitrine. « J'ai eu une peur bleue quand j’ai vu une grenade atterrir sous le landau d’un bébé. J’ai secouru la mère. Elle ne savait plus où elle en était. On était enfumés de partout. Je ne pouvais même plus entrer dans mon magasin. « Ils » ont tiré par dessus les toits. Une grenade est entré dans une chambre, au deuxième étage, en face. Pourtant c’était prévisible. « Ça chauffait depuis le matin. Il aurait fallu prendre des mesures plus tôt ».
Et Dominique Bellicaut conclut : « Je n’ai jamais vu ça »
Une protestation de Me Doury
Me Jean-Pierre Doury, avocat à la cour, 17, rue Boncenne, a adressé au préfet une lettre de protestation :
J’ai l’honneur de vous saisir des faits inqualifiables que je reproche à la police lors des événements du 5 juillet au matin, place du Palais à Poitiers.
« Ma femme accompagnée de mon fils de 3 ans et qui poussait le landau de ma fille âgée de 2 mois se trouvait au milieu de la rue Boncenne lorsqu’elle a reçu en plein visage une grenade lacrymogène qui lui a brûlé la joue ainsi que la veste. Deux autres sont tombées à ses pieds. Mes enfants ont été extrêmement traumatisés, mon fils ayant été pour sa part atteint à la jambe.
Moi-même, je travaillais mes dossiers sur la terrasse de mon bureau, 17, rue Boncenne et j’ai été obligé de rentrer précipitamment à l'intérieur en raison des gaz lacrymogènes : j’ai retrouvé plusieurs douilles de grenades lacrymogènes en face de mon immeuble.
« Il est surprenant que la police se sont permis d’employer des armes aussi dangereuses que des grenades lacrymogènes sans veiller à la protection de la population civile.
« La manifestation avait lieu place du Palais. Pourquoi, des grenades lacrymogènes ont-elles été tirées jusqu’au bas de la rue Boncenne ?
« Les manifestants prennent leurs risques. Mais la police préfère-t-elle les épargner en tirant bien au-dessus d’eux pour atteindre au loin la population civile innocente ?
« Il ne faut pas se tromper de cible. Voyez-vous nous sommes une petite ville paisible et il ne faudrait pas que les forces de police, à la moindre alerte, se croient dans le quartier latin !
« A l’évidence, il y a eu manque de préparation et un manque de sang-froid des forces de police qui ont tiré n’importe comment des grenades lacrymogènes au loin, et non sur les manifestants, alors qu’aucune mesure de protection de la population civile, d’évacuation des passants n’avait été prise, ce qui est parfaitement inadmissible.
« On a vu du monde... »
« On a vu du monde, on est venu voir ». Une famille de Japonais bardée d’appareils photos s’est soudain retrouvée aux côtés des manifestants, dans la ferme intention de visiter. Ils n’ont sans doute pas bien compris ce qui passait et ce, malgré la bonne volontédes manifestants.
Le prévenu au secours du brigadier
Prévenu, seul à la barre, Gilbert Lacourcelle est intervenu à plusieurs reprises aux marches du Palais pour tenter de calmer ses camarades. On l’a vu se porter au secours d’un brigadier de police aveuglé par le gaz, l’emmener à un point d'eau en le prenant par les épaules. Remis de ses émotions, le brigadier s’est exclamé : « Comment ça va vieux camarade ? Il a ajouté : on se connaît depuis les bancs de la communale à Saint-Benoît ».
Photos : Quand on ne peut pas rentrer par la porte (Palais de justice) – Un manifestant brûlé au visage par une bombe lacrymogène lancée par la police – La matraque des grands jours était de sortie
le 25/08/2024 à 17:20
Source : La Nouvelle République du Centre Ouest
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