0051521/04/1907POITIERS
Les délégués des employés de commerce ont adopté, sur la proposition de M. Aubertie, le principe d'une enquête qui ferait connaître si le commerce poitevin souffre, ou non, du régime actuel.
Les délégués des employés de commerce se sont rendus, hier après-midi, à trois heures, à la Préfecture et ont fait connaître à M. Trigant-Geneste, le très distingué Secrétaire général de la Préfecture assisté de M. Aubertie, leur réponse à la proposition des patrons dont nous avons parlé hier.
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Au nom des syndiqués M. Limousin donne lecture de la déclaration suivante :
Monsieur le Secrétaire général,
Les délégués des syndicats ouvriers de Poitiers auraient été heureux de pouvoir répondre, tous, à votre invitation et de venir affirmer, comme ils l'ont fait, leur complète solidarité avec leurs camarades employés, mais ne pouvant disposer de leur temps, dans leur réunion extraordinaire tenue hier soir, à l'unanimité ils ont chargé une délégation de les représenter.
Dès le reçu de votre lettre ; M. le Secrétaire général, les employés de commerce intéressés à la question du repos hebdomadaire ont été convoqués à une réunion générale de leurs corporations respectives.
Près de 300 ont répondu à l'appel qui leur avait été fait et étaient présents, hier soir la Bourse du Travail pour la nomination des délégués que j'ai l'honneur de vous présenter.
De nombreux employés, qui n'ont pu assister à la réunion, avaient envoyé leur adhésion et toutes leurs lettres affirment leur volonté du maintien des dernières conventions passées, dans le cabinet de M. le Préfet, entre les délégués ouvriers et les patrons, cela il y a quelques semaines à peine.
Vous avez donc devant vous les représentants réels des employés.
Ceci dit, Monsieur le Secrétaire général, je dois vous dire que les ouvriers, qui, pour la plupart, jouissent du repos hebdomadaire, ont accueilli avec enthousiasme la loi du 13 juillet 1906 qui accordait le repos hebdomadaire à leurs camarades employés des établissements commerciaux publics ou privés. Cette loi a soulevé, dans le monde patronal, d'ardentes protestations. Ces protestations ont été, il faut bien le dire, beaucoup plus tapageuses que sincères car, il faut le remarquer, personne, aujourd'hui, n'ose contester le principe de la loi d'ailleurs votée à l'unanimité par les chambres. De trop nombreuses dérogations, à notre avis, ont été prévues. Le législateur, en les inscrivant dans la loi, croyait prendre les intérêts des commerçants, des salariés et respecter les habitudes et les coutumes locales des populations. Il n'en est rien. Les dérogations ont eu, au contraire, comme but, pour les adversaires honteux de cette loi juste et humaine, d'en empêcher sa stricte application et aussi de créer des embarras aux autorités chargées de faire respecter la loi, en ne reculant pas, même, devant les menaces de chantage.
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Nous pouvons affirmer, sans crainte d'être démentis : il n'a pas été fait d'essai loyal de la loi de la part du monde patronal.
La loi ne gêne pas le commerce comme on le prétend, ce qui gêne les patrons c'est qu'elle sape leur autorité. Avant la loi c'était le bon plaisir du patron qui réglait la vie de famille de l'employé, lequel n'était jamais libre. Quelquefois, par grâce, on lui accordait un ou deux jours de repos, par réclame dans certaines maisons. Une loi accordait un certain nombre de jour au moment des vacances, à l'époque où les affaires sont nulles ou presque, d'ailleurs on savait le reprocher. Ce que veut le patron c'est le retour au passé, il regrette ses prérogatives et c'est la seule raison de l'hostilité du plus grand nombre à la loi.
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Dans ces conditions les employés ne peuvent avoir aucune considération pour leurs patrons. D'ailleurs que veulent les patrons ? N'osant pas se déclarer adversaires de la loi, car il y a là une question d'humanité, ils s'en déclarent partisans en principe, bien entendu son application, non ...
Ils demandent qu'elle soit appliquée d'une façon libérale, c'est à dire supprimée en fait ; que tous les dimanches qu'il leur plaira soient déclarés fêtes locales ; qu'il n'y ait pas de contrôle, pas de compensation et qu'ils puissent faire travailler - et ils ne s'en gênent pas - les veilles des fêtes toute la nuit, ou du moins jusqu'à minuit. C'est ce que ces messieurs appellent l'application libérale de la loi, c'est à dire sa suppression.
Il faut cependant bien le dire, la loi a été appliquée dans notre département très libéralement car, malgré de nombreuses infractions qui se commettent chaque semaine, il a été dressé une trentaine de procès-verbaux à peine et cela après que M. l'Inspecteur du travail eut fait de nombreux avertissements (...)
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Aujourd'hui, au mépris de la parole donnée, tout est remis en question. Ce que l'on veut dans certains milieux c'est énerver le public car si aujourd'hui une entente pouvait intervenir, si elle était possible, des patrons mécontents remettraient encore la question à l'ordre du jour. Cela est si vrai que chaque patron a son projet particulier, celui qu'il croit le favoriser le plus personnellement mais qui nuira surtout le plus à son concurrent.
Si les syndicats ouvriers s'étaient trouvés en présence d'un texte formel de modification de la loi ou de demande de dérogations, malgré qu'ils soient convaincus que seul le repos collectif est efficace, que seul il est juste, ils auraient pu l'examiner, l'étudier, car plus que le monde commercial ils ont le souci de la prospérité commerciale et industrielle. Mais ils se trouvent en présence de rien de légal, de rien de pratique, de rien de sérieux, en présence du néant, car rien ne réunit non l'unanimité des patrons, nous ne la demandons pas, mais au moins une forte minorité. Un seul point met tous les patrons d'accord : la suppression pure et simple de la loi ou mieux la laisser vivre mais qu'elle ne soit pas appliquée. Nous, nous en voulons l'application stricte et un contrôle sévère .../...
Que reproche le monde patronal, officiellement, à la loi ? L'ouvrier ne peut faire ses achats, disent-ils. Cela est faux, aucune plainte n'a jamais eu lieu et cependant nous sommes bien placés pour le savoir et constater le fait, s'il eut été vrai. Les habitants des campagnes, dit-on encore, se plaignent de ne pouvoir faire leurs achats le dimanche et s'abstiennent de venir à Poitiers le dimanche. Nous répondons que cela est encore faux. Dans aucune ville les achats sérieux ne se font le dimanche, toujours et partout ils se font les jours de marché où les campagnards viennent vendre leurs denrées. Le dimanche, viennent à la ville les jeunes gens qui viennent s'amuser.
(...) Nous demandons, au nom de nos camarades employés des autres villes - et je suis spécialement chargé par les employés de Châtellerault, de demander à M. le Préfet le retrait des autorisations accordées car on avait surpris sa bonne foi ; je suis certain que nos camarades des autres villes sont dans le même état d'esprit - que M. le Préfet fasse appliquer la loi dans son intégrité, dans tout le département. Voilà, à notre avis, la seule solution. Il est vrai que le monsieur qui s'agite beaucoup au sujet de cette loi sera encore mécontent car il a des succursales dans pas mal de villes, au détriment du commerce local.
Le repos hebdomadaire n'est pas une entrave au commerce honnête, comme certains le prétendent. Les marchands d'objets de première nécessité sont assurés, toujours, de retrouver la même vente que par le passé : la consommation de l'épicerie, des comestibles de toutes sortes ne sera pas diminuée parce que l'épicerie sera fermée le dimanche. Celui qui a besoin de vêtements, de chaussures, etc ... ne s'en privera pas parce que les magasins seront fermés le dimanche, tout au plus quelques personnes retarderont-elles leurs achats que d'autres, au contraire, avanceront. Quelques personnes achèteront dans une localité au lieu d'acheter dans une autre mais la compensation se fera naturellement. Les petits commerçants pourront continuer à vendre eux-mêmes le dimanche, eux qui se plaignent toujours d'être sacrifiés, se verront favorisés.
La loi sur le repos hebdomadaire peut atteindre, tout au plus, les cafetiers et les débitants de la ville, cela pendant l'été en raison de l'exode des ouvriers et des employés à la campagne le dimanche avec leurs familles. Si le repos hebdomadaire ne devait avoir pour résultats que de combattre l'alcoolisme, ce seul fait mériterait qu'il soit rigoureusement appliqué.
D'autres raisons le font adopter par tous les esprits impartiaux, il favorise le petit commerce qui ne sait pas le comprendre ou qui ne veut pas le comprendre ; assure la vie de famille et la santé de l'employé et est le plus grand adversaire de la tuberculose.
Comme adversaire il a ceux qui à la place du cœur ont un lingot d'or et dont la devise est, en ce qui concerne les employés : « marche ou crève, d'autres sont là pour te remplacer quand tu ne pourras plus te traîner, je donne du repos à mes chevaux et prends soin d'eux car, pour les remplacer cela coûterait de l'argent, l'employé ou l'ouvrier, cela ne coûte rien ! »
Le commerce ne sera pas entravé par la fermeture des magasins le dimanche, il sera moralisé. Aussi nous refusons toute atteinte au principe de la loi.
M. TRIGANT-GENESTE. - Ce ne sont là que des considérations générales qui ne peuvent répondre à la question posée
( ... ). Nous voulons trouver un terrain d'entente. Si chacun reste sur la question du principe on ne peut évidemment arriver à l'entente. Il ne faut pas être inflexibles.
Si vous acceptez le repos, dans les conditions que je vous ai fait connaître au début de cet entretien, ce serait là l'indice qu'on pourrait s'entendre. Il faut que chacun y mette du sien.
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M. LIMOUSIN. - Non seulement les employés travailleraient tous les dimanches jusqu'à midi mais encore toute la journée en ce qui concerne les dimanches désignés par l'arrêté de M. le Maire comme jours de fête locale.
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M. GERMINET. - Combien de patrons ont signé la proposition du travail, le dimanche, jusqu'à midi ?
M. TRIGANT-GENESTE. - Neuf patrons ont signé.
M. GERMINET. - Donc sur 200 patrons 9 veulent un nouveau régime, les autres sont partisans du repos dominical.
M. TRIGANT-GENESTE. - C'est un raisonnement que vous pouvez tenir.
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M. GERMINET. - Les patrons ne souffrent pas de l'application de la loi, nous sommes bien placés pour le savoir, s'ils se plaignent c'est uniquement parce qu'ils trouvent leur autorité compromise.
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M. GRAVAT. - J'estime que la question est déplacée. Vous nous demandez notre idée, Monsieur le Secrétaire général, eh bien la voici : hier nous avons eu, à la Bourse du Travail, une réunion au cours de laquelle nous avons examiné cette seule question, devons-nous, oui ou non, aller en dehors des dérogations données ? Nos collègues nous ont chargé de vous porter aujourd'hui leur réponse ; c'est non, aucune dérogation que celle fixée par l'arrêté municipal du 9 mars dernier.
M. TRIGANT-GENESTE. - Je regrette que vous soyez venus, ici, avec un mandat aussi impératif. Quand M. le Préfet vous pria de vous réunir à la Préfecture c'était dans l'espoir que vous pourriez causer avec les patrons et qu'une transaction interviendrait (...) Vous opposez une fin de non recevoir à toute proposition que vous voulez même ignorer.
M. GERMINET. - La question a été examinée, M. Gravat a donné la réponse que nous avons décidé d'y faire.
M. TRIGANT-GENESTE. - Je ne vous blâme pas d'exercer votre droit... L'administration avait le désir de trouver un terrain d'entente ; si cela n'est pas possible elle y renoncera (...).
M. LIMOUSIN. - Que le syndicat soit saisi officiellement de la demande des patrons et il l'examinera de nouveau ... Je ne dis pas qu'une solution favorable interviendra.
M. TRIGANT-GENESTE. - Ah ! voilà déjà quelque chose. Eh bien la demande des patrons vous sera adressée.
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M. AUBERTIE. - Ce qui a dominé la réunion d'hier c'est la diminution des recettes subie par les patrons. Aujourd'hui l'affirmation que les recettes n'ont pas baissé se produit du côté des employés. Il n'y a que le manque de recette qui compromette la prospérité d'un établissement. Alors pourquoi les délégués patrons et les délégués ouvriers ne nommeraient-ils pas une commission qui serait chargée de procéder à une enquête pour s'assurer de l'état du commerce depuis l'application de la loi ? Les employés se mettraient à la disposition de la commission qui leur offrirait toutes les garanties désirables de discrétion. Le résultat de l'enquête déterminerait la suite à donner à la demande des patrons.
M. GERMINET. - C'est difficile.
M. AUBERTIE. - Mais il y a des patrons qui nous ont, eux-mêmes, offert leurs livres. Pour s'assurer, en examinant ces livres, qu'ils ne renferment point une comptabilité factice, la commission aurait recours, discrètement, aux employés.
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M. GRAVAT. - La décision qui a été prise hier soir à la Bourse du Travail, est formelle. La conversation d'aujourd'hui n'y peut rien changer.
M. TRIGANT-GENESTE. - Vous affirmez une chose, les patrons affirment la chose contraire. Comment voulez-vous que M. le Préfet, qui ne peut douter de la bonne foi de ceux qui se présentent devant lui, puisse se prononcer ?
Voyons, si on vous démontrait, messieurs, au moyen de l'enquête que propose M. Aubertie, que le commerce souffre réellement du régime actuel, entreriez-vous dans la combinaison qui consisterait à faire revenir à Poitiers les clients qui l'auraient désertée ?
M. LIMOUSIN. - L'engagement que l'on peut prendre c'est d'étudier la question.
M. TRIGANT-GENESTE. - Et c'est déjà montrer plus d'esprit de conciliation. C'est nous donner l'espoir d'une entente.
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M. GAILLARD. - Mais il faudrait examiner sur toute une année.
M. TRIGANT-GENESTE. - Sur un trimestre, je crois que ce serait suffisant.
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Résumons donc. Acceptez-vous l'enquête dont vient de parler M. Aubertie ?
M. AUBERTIE. - On va voter.
On vote en effet et l'enquête est adoptée sans protestation.
M. LIMOUSIN. - Il faudra que la commission donne des garanties sérieuses de discrétion aux employés.
M. TRIGANT-GENESTE. - C'est entendu.
M LACEURIE. - Mais ce qu'une maison de Poitiers peut perdre, une autre maison de Poitiers également peut le gagner.
M. AUBERTIE. - L'enquête fera ressortir tout cela.
M. LACEURIE. - Et s'il n'y a que deux ou trois maisons d'atteintes, que fera-t-on ?
M. AUBERTIE. - S'il n'y a que deux ou trois maisons, sans vouloir préjuger de ce que décidera M. le Préfet, je crois que rien ne sera changé. Mais je sais des maisons qui souffrent réellement de l'application de la loi.
M. GERMINET. -II n'y en a pas.
M. AUBERTIE. - Je vous demande pardon, je puis vous en citer au moins une qui faisait ses affaires uniquement le samedi et le dimanche et qui a vu baisser ses recettes du dimanche dans des proportions considérables. Je suis persuadé que c'est, pour cette maison, une perte de 50 %. Le commerçant ainsi atteint a fait une demande de dérogation, elle doit être examinée. Vous ne pouvez forcer tel ou tel patron à prendre une dérogation s'il préfère telle autre qu'il juge meilleure pour ses affaires.
M. TRIGANT-GENESTE. - C'est donc bien entendu messieurs, l'enquête est admise avec les conséquences qu'elle peut avoir (...).
La séance est levée. Il est 4 h 1/2 ;
Vingt-et-un délégués assistaient à la réunion.
le 15/04/2020 à 19:05
Source : L'Avenir de la Vienne
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