0092116/02/1915VIENNE
Les désastres d’une guerre ne comportent pas seulement la disparition d’une partie des combattants. A côté des peines morales il y a les ruines matérielles inhérentes à tout état de guerre, même pour le vainqueur. La guerre de dévastation que nous ont imposée les Allemands accumule dans les régions envahies des ruines innombrables et, après les hostilités le nombre de villes et de villages à reconstruire, de routes et de ponts à refaire, d’usines à reconstituer sera malheureusement considérable. (…)
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Le département de la Vienne, que sa situation géographique a placé loin des combats n’aurait-il pas là l’occasion de développer son essor industriel jusqu’ici très lent, très négligé ?
Deux questions peuvent se se poser en cette occurrence : notre département peut-il apporter une action immédiate ? Pourra t-il, après la guerre, apporter à la reconstruction nationale une aide efficace soit par la création d’industries nouvelles, temporaires ou définitives, dans lesquelles ses capitalistes et ses travailleurs trouveraient également leur profit sans compter les répercutions de ces nouvelles entités de production sur tout le commerce local en général ?
Avant de répondre il convient de jeter un coup d’œil sur l’état industriel actuel de la Vienne.
Notre département a toujours été de temps immémorial agricole et surtout de moyenne et de petite propriété. Le nombre des journaliers petits propriétaires est énorme proportionnellement aux ouvriers et domestiques agricoles non possédant.
En dehors de la population agricole on ne comptait à la veille de la guerre sur 331.000 habitants que 23.777 ouvriers ou employés répartis dans 5.772 établissements industriels, commerciaux et services divers.
Voici, d’ailleurs une statistique des diverses catégories d’établissements existant dans la Vienne avec le nombre des salariés y attachés avant les hostilités (nous devons ces chiffres à l’obligeance de M. l’Inspecteur du Travail) :
Etablissements Ouvriers
Alimentation 852 2.213
Industrie du Livre 34 1.022
Textiles prop. Dite 60 674
Industrie chimique 34 202
Industrie du papier carton, etc 7 134
Travail des étoffes, lingerie vêtements 718 4.321
Travail des pailles, plumes, crins 6 180
- des cuirs et peaux 434 1.726
- du bois 698 2.468
- des métaux ordinaires 638 2.210
- des métaux fins 23 31
Taille pierre moulages 37 121
Terrassement, construction 658 2.860
Travail des pierres et terres au feu 87 754
Manutention 4 28
Transports 28 198
Commerces divers 1.410 3.541
Banques, assurances 23 198
Professions libérales 19 150
Service de l’État et départementaux (Poste etc…) 2 792
(La manufacture d’armes de Châtellerault n’est pas comprise dans ces statistiques)
Nous donnons ci-dessus des chiffres intéressants les diverses catégories de salariés, mais nos lecteurs se rendent compte des industries usinières proprement dites. Comme on le voit la très grande usine groupant un fort contingent de travailleurs n’existe pas dans la Vienne ; l’industrie y est plutôt variée, les usines sont de moyenne ou de petite importance et se réduisent souvent à l’atelier où le patron travaille avec quelques ouvriers.
C’est l’industrie de l’alimentation qui prédomine et cela parce qu’elle comprend les usines de transformation de produits agricoles (meuneries, brasseries, beurreries etc…) parmi lesquelles on peut compter 35 minoteries occupant ensemble 200 personnes et 92 moulins de moindre importance occupant 176 ouvriers.
Viennent ensuite, dans les catégories les plus nombreuses, les industries du travail des étoffes qui emploient le plus de bras. Les industries textiles proprement dites sont peu nombreuses, mais elles comprennent deux filatures importantes : celle de Ligugé et de Daulot (près de Vivonne) occupant à elles deux 350 ouvriers. La maison occupant le plus de monde est dans la catégorie du livre qui englobe 34 imprimeries occupant 1.022 ouvriers surtout concentrées à Poitiers ; c’est là en effet que se trouve la Société française d’Imprimerie et de Librairie qui occupe à elle seule 400 personnes. D’ailleurs cette industrie a été longtemps la seule florissante dans notre ville, siège d’une Université, centre littéraire et juridique.
Néanmoins, depuis un certain temps, de nouvelles industries se sont créées ; celle de la brosserie, de balai, du plumeau, commencent à être importantes à Poitiers où également la préparation des diverses peaux reste une spécialité. Notons aussi les fabriques de lessives ; six sont en très bonne marche ; les industries de bois du pays ; et surtout la fabrication du petit meuble qui s’implante à Chauvigny, industrie qui peut s’attendre à une forte demande quand les habitants des pays ravagés reconstitueront leur mobilier.
Parmi les industries du travail des métaux ordinaires, il convient de ne pas oublier les trois coutelleries de Naintré, et Cenon qui occupent 300 ouvriers.
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Mais à côté de cela, nous avons chez nous des catégories qui peuvent offrir des ressources presqu’immédiates ; ce sont nos fours à chaux et à plâtre, nos nombreuses industries extractives : nos carrières, nos sablières. Nous avons en Poitou des richesses minérales incalculables, des gisements de pierres à bâtir, de moellons, qui seront certainement recherchés pour reconstruire toutes les villes détruites par l’ennemi. On juge de ce qu’il faudra de chaux, de sable, de pierre de taille, quand on rebâtira les villes comme Reims ou Soissons. Il y a donc là pour des capitalistes actifs, soit en étendant les exploitations existantes déjà, soit en en créant de nouvelles, des placements à faire et des organisations qui procureraient des ressources à d’innombrables travailleurs qui viendraient gagner et dépenser chez nous.
Pour les mêmes raisons, les propriétaires et exploitants de nos nombreux bois devront s’attendre à un redoublement d’activité.
Nous avons même des gisements de fer restés longtemps non exploités dans le Montmorillonnais où l’extraction du minerai a été reprise dans de grandes proportions par la société Chatillon-Commentry qui y avait installé une équipe de 80 à 100 carriers. D’après les avis autorisés il pourrait être extrait des masses considérables d’un excellent minerai qui se lave sur place et doit être d’un gros rendement.
Enfin, dès maintenant la Vienne pourrait fournir des masses de matériaux qui vont être indispensables pour la réparation des routes des pays envahis, lesquelles n’existent plus. (…). Or quelles ressources nous pourrions fournir en silex, en pierres de toutes sortes pour la réfection des routes et des ponts ! Où sont les hommes actifs et « commerçants » qui constitueront immédiatement, à proximité d’une voie ferrée, de vastes chantiers d’extraction et sables, ou bien de silex comme nous en avons d’immenses gisement du côté de Rouillé, Saint-Sauvant ou vers Saint-Savin ?
Craint-on que les bras ne manquent ?
Mais, si les réfugiés étaient insuffisants (bien que de longtemps beaucoup de ces malheureux ne pourront retourner dans leur pays) n’avons-nous pas les prisonniers allemands, disciplinés et que l’appât d’un gain même très modéré entraînerait au travail ? Même avec les frais des baraquements pour les abriter et le coût de leur ravitaillement, le bénéfice de l’entreprise serait avantageux étant donné les gros besoins urgents de marchandise.
Enfin pour créer ici des industries nouvelles nous avons des forces hydrauliques qui se perdent journellement et permettrait d’installer tout ce qu’on voudrait. On trouverait bien des locaux.
Et ces créations seraient très désirables, pour notre pays, pour Poitiers surtout qui en a ce moment l’occasion de relever son commerce en se refaisant industriellement. Il ne faut pas le dissimuler, au vingtième siècle, une ville qui n’a pas d’industries est condamnée à mourir de consomption ; alors même qu’elle serait un centre scientifique, un milieu d’intellectualité ou de bourgeoisie aisée ; elle ira vers une déchéance certaine si ses bourgeois oisifs gardent leurs capitaux dans leurs coffres et si, à côté du centre intellectuel, ne se dresse pas le centre industriel, ces deux entités se complétant, vivant l’une de l’autre.
Que les Poitevins y réfléchissent et se décident à suivre le mouvement du siècle s’ils ne veulent pas voir dépérir leur ville dont les magasins se fermeraient, dont les immeubles ne se loueraient plus et que leurs enfants déserteraient faute de pouvoir y travailler et vivre.
René Perlat
le 03/05/2020 à 17:53
Source : L'Avenir de la Vienne
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